Jean Debèze : Souvenirs de la rue Duris
   
 

En 1962, je commençais à gratter et à avoir un  groupe comme beaucoup de jeunes de cette époque. Mon vieux père, qui  avait travaillé à la Samaritaine dans les années trente, me disait  souvent "Va voir Mr Jacobacci. Il fabrique des mandolines et des  banjos, c'est un grand luthier !" et, dans ma tête, je me disais "…et  pourquoi pas des accordéons !"

Et puis un jour mon père me dit : "Je viens de voir Mr Jacobacci. C'est eux qui ont fabriqué la guitare de Johnny Hallyday, que tu regardes au Scopitone". Le lendemain j'étais Rue Duris, où j'allais pratiquement passer tous les jours après mes cours au lycée Voltaire. J'ai vécu le passage de la production quasi industrielle pour Major Conn à la véritable production artisanale de petits chef-d'oeuvres.

J'ai vu fabriquer pratiquement toutes les guitares jusqu'en 1969. J'ai même participé aux recherches de fournisseurs pour les switchs,  boutons et aimants de micro.

   
 

 

  Les bois
   
 

Vincent Jaccobaci ne voulait pas que l'on touche à certaines essences qui étaient stockées dans sa "cave". Personnellement je n'ai jamais vu de cave rue Duris. Néanmoins, après le départ du papa, il est apparu des blocs d'ébène dans l'atelier et je me souviens que les frères m'on dit que l'ébène avait été acheté par leur père dans les années 30 et qu'il avait au moins 100 ans (on était en 1966). Vérité ou légende ?

En tout cas, pendant la construction de la touche de ma guitare, Roger m'a dit que cet ébène aurait du finir en banjo, ce qui confirme que Vincent Jacobacci ne devait pas avoir du vin dans sa cave, mais du bois !

Le bois n'était jamais étuvé car très vieux et très sec... L'étuve servait uniquement pour coller des touches en palissandre sur les manches en alu. Effectivement, je me souviens, au tout début de mes visites (1962) qu'ils enfournaient les manches de Royal comme des pizzas ! Ce qui confirme l'histoire de la 'cave' de Vincent Jacobacci. Roger m’a confié qu’il avait  utilisé le même bloc de palissandre de Rio pour réaliser les touches pendant plus de quarante ans. Au démarrage le bloc pesait 700 kg.

   
 

 

  Les caches
   
 
 
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En ce qui concerne les caches avec la lyre (1), ils ont coexisté avec les caches maison faits par Dédé. Toutes les guitares vendues à des magasins partaient de l'atelier avec des lyres. La plaquette ajustée par Dédé (2) était réservée aux customs (sauf si le client voulait la lyre). A cette période, j'ai aussi vu Dédé fabriquer des cloches Gibson (3). A cette époque, en effet, ils customisaient à la demande du client et d'ailleurs, je voulais ce genre de cache pour mon acoustique. Je n'ai eu droit qu' à la forme la plus simple (4).

   
 

 

  La rupture avec Major
   
 

Roger Jacobacci m'a raconté la véritable histoire de la rupture avec Major :

Compte tenu de l'age avancé de Vincent Jacobacci, il leur avait été conseillé de se mettre en société. A cette occasion, leur comptable a attiré leur attention sur la marge quasi inexistante, compte tenu du fait que les prix étaient toujours les même depuis des années. ( Roger : c'est quand même dingue de voir que des Ohio se vendent aujourd’hui 50.000 F alors qu'on les facturait à 100 balles !). La proposition de Major Conn d’acheter l’intégralité de leur production avait certes été intéressante dans les années cinquante, mais compte tenu de l'inflation, il fallait impérativement augmenter les prix de vente d'au moins 30 %. Ce qui fut fait en même temps que la création de la société Jacobacci. Ils n’avaient pas du tout l'intention de doubler la société Major, mais seulement d'obtenir une juste rémunération de leur travail. En apprenant cette nouvelle, Major Conn, qui était également grossiste, fit parvenir une circulaire à tous les revendeurs, les informant que les Jacobacci étaient responsable de l'importante hausse du nouveau tarif. Les revendeurs de l'époque ignoraient totalement que les Royal, Ohio et autres Texas étaient fabriquées par l'atelier Jacobacci : Les catalogues Major entretenaient a l'époque le doute, laissant croire à des articles d'importation! Comme la plupart des revendeurs étaient déjà client de Vincent pour les banjos et que l'atelier avait une excellent réputation, les ‘Jaco’ furent submergés de coups de téléphone (et de commandes !), de revendeurs qui découvraient ainsi la véritable origine des guitares les plus vendues en France à cette époque.

   
 

 

  Les Modèles
   
 
 
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Pour Roger JACOBACCI le terme  "Royal 3" n'a jamais été utilisé. Les "Jaco" ont utilisé les composants de la Royal (2) tout en ayant fait disparaître "Major" du cordier (1). La dénomination de l'époque était R1, R2 ou R3, puisque le terme Royal ne pouvait être utilisé que pour les instruments vendus par Major Conn. La brochure de 1971 indique la différence entre la R1 et la R2 . Au fil des ans compte tenue de la personnalisation possible elles étaient toutes vendues et facturées comme R2 avec un prix  établi suivant les options choisies par le client ou le magasin lors de la commande.

 

Historiquement les Gimenez, Distel et autres J5 sont les héritières des "Royal". En ce qui concerne les "Studio", ce sont les guitares qui ont remplacé les "Texas". Quand Vincent Jacobacci est décédé, je pense que le contrat avec Major Conn est devenu caduc et qu'ils ont pu enfin vendre officiellement, en direct de l'atelier, mais sans avoir le droit d'utiliser les manches en alu ni les dénominations Royal, Solist, De Luxe, Texas, Ohio. C'est la période "No Name" jusqu'en 1965, environ.

   
 
     
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  On pourrait aussi bien  l'appeler la période "poinçonneur des lilas", car à l'époque ils  faisaient des trous sur les repères de touches et sur la déco des tête ! Les finances n’étaient pas brillantes et les ronds découpés étaient récupérés pour les touches des manches de R1. C'est pendant cette période qu’ont été construite ma première douze cordes (1), ainsi que la douze corde électrique (2) et la basse 6 cordes (3) sur la base des futures R2. A cette époque ils parlaient de "pleines caisses" pour les solid body. Je vous confirme qu'a cette période, j'ai vu fabriquer des "pleines caisses poinçonneur des lilas", non signées, avec des micros "exotiques". Elles étaient souvent noires. Elles n'étaient pas vendues aux revendeurs, mais aux "requins" qui travaillaient en studio (en lieu et place des musiciens "yé-yé"), d'ou l'appellation : modèle "STUDIO". Je me souviens être parti à Strasbourg en 1967 avec Michel Benedetti pour justement remplacer deux micros sur la guitare de ce type d'un musicien de Johnny Hallyday. C'est lors de ce concert que j'ai été fasciné par la puissance de l'orgue Hammond avec haut-parleurs tournants !
   
 

 

  Les Micros
   
 
   
 

J’ai participé (vers 1965) à une période "bidouille" où l’on rembobinait de vieux micros, on testait des ferrites à la place des aimants, on soudait en série ou en parallèle avec des tas de switchs, on testait à l'oreille sur l'ampli à tubes Geloso modifié qui m'appartient et que Roger à toujours en "dépôt" chez lui. Cet ampli mythique a joué toutes les électriques, de la rue Duris à la rue Delaitre. Il avait été modifié pour partir de la basse la plus grave (je m'en suis servi quand j'étais bassiste avec Danyel Gérard) à l'aigu le plus tonique ! Tous les grands qui sont venus à l'atelier ont donc joué dessus.

   
 
   
  Les micros de la guitare de Claude Baratay  sont typiques de cette période de recherche et de mutation des deux frères, pré-Golden Sound. Ce sont des micros prototype Stevens (essai de double bobinage). Ce ne sont pas des Benedetti. Michel Benedetti a participé à ces expériences, pour finalement devenir le fournisseur quasi officiel des "Jaco" avec des micros signés "Golden Sound", puis signés Benedetti (sur des guitares elles aussi, enfin, signées définitivement Jacobacci.) À cette période, Michel Benedetti en était encore aux tests et ne livrait qu'au compte goutte (mais la carcasse était déjà finalisée, le micro pouvait être simple ou double bobinage avec le même boîtier). Steve Brammer, le fournisseur de Major Conn sous la marque STEVENS, cherchait lui aussi une amélioration de la qualité des Tonemaster, mais ses doubles bobinage étaient cote à cote. 
   
 
 
   
 
   
 
Ce micro date de 1968. Ce n'est déjà plus un prototype mais un des derniers de pré-série.
Les prototypes étaient pratiquement identiques, simplement la carcasse qui soutenait les aimants était réalisée à l'unité et avait des dimensions différentes suivant les essais. ( pratiquement tout les "Benedetti" de pré-séries étaient différents). On voit nettement un des "secret de fabrication" : des aimants très longs (et très puissants) à distance identique des cordes, et dont les longueurs sont ajustées à la base (et non pas en partie supérieure comme sur les Fender et Gibson) avec un bobinage très compact en tête de micro.
 
Différents essais avaient été réalisés avec deux bobinages sur le même jeu d'aimants ( on voit d'ailleurs sur ce micro la partie médiane qui séparait les deux bobinages) . Je me souviens des différents essais à l'atelier avec les bobinages en série ou en parallèle puis en phase ou bien déphasé avec les inévitables discussions entre les personnes présentes pour finalement aboutir au meilleur résultat : un petit bobinage le plus prés possible de l'extrémité d'aimants très puissants (Nord en l'air prés des cordes et Sud en bas !) avec la masse du bobinage coté milieu de l'aimant, car moins de ronflette! Pour mémoire, à cette époque la plupart des télés étaient encore en noir et blanc et un oscilloscope coûtait une fortune et les explications de Jean-Pierre Bourgeois n’étaient  pas consultables, faute d’ Internet!. Cette méthode empirique a pourtant donnée de fabuleux micros....
 
Pour l'anecdote, il arrivait parfois à Dédé de souder un micro à l'envers, Roger l'entendait immédiatement lors de l'essai sur le "GELOSO" et après avoir râlé, les deux frères se tiraient une "gueule longue comme ça". Dédé réparait son erreur  en s'installant dans un mutisme total jusqu'au soir, où Roger invariablement, demandait : "Alors, on va prendre l'apéro ?" et au bistro du coin Dédé retrouvait la parole et son humour.
 

 

 

 

   
  Les Filets
   
 
   
     
   
     
   
     
   
 

A cette époque, les filets étaient fabriqués par Dédé. Il collait, en les alternant, des grandes plaques de plastique noires et blanches que Roger découpaient en lanière à la scie circulaire. Ensuite, c'était un travail fastidieux et difficile, qui faisait augmenter le temps de fabrication mais n'apportait rien de plus à la qualité sonore de l'instrument... Je me souviens pourtant des Gimenez blondes en cours de fabrication, pour des vrais clients, qui avaient des manches superbes, où ils passaient des jours ! (La Gimenez 66/68 qui est sur le site a été fabriquée en même temps que ma guitare)

   
 

 

  Les Manches
   
 
   
 

En ce qui concerne les manches pour le haut de gamme, les frères préparaient des manches dits 3 pièces, mais qui comportaient en réalité cinq parties. De l'acajou était collé en feuille mince entre les blocs d'érable (et dans le sens contraire du bois d'érable) pour rigidifier l'ensemble et éviter que le manche ne travaille. Les blocs ainsi assemblés étaient collés avant d'être débités à la scie circulaire par Roger. Emprisonnés par des serre-joints, ils attendaient d'être débités pour devenir, après façonnage, de splendides manches. 

   
 
   
  Roger Jacobacci évitait d'avoir des nœuds dans le bois, ou alors de tout petits nœuds. Comme un bois parfait n'existe pas, les petites imperfections étaient placées au début ou à la fin du manche, ce qui explique les têtes ou les pieds de manche peints en noir ! ( la Gimenez 82 du site a un manche exceptionnel sans aucun défaut !) mais attention, si les noeuds ne sont pas esthétiques,  ils contribuent à la solidité et à la rigidité
 
 
  Les Cordiers
   
 
Roger m'a  raconté l'histoire des cordiers réalisés grâce à son ami, le serrurier de la rue Duris : l'atelier de la rue Duris était situé dans une cour artisanale, sorte de zone industrielle miniature au coeur de la ville. L'atelier d'à coté était une serrurerie qui réalisait parfois de grands éléments et qui était obligée de les stocker sur les fenêtres de l'atelier en attendant de les livrer. Bien entendu, compte tenu des relations de bon voisinage, si Roger avait besoin d'une soudure, on la lui réalisait le plus rapidement possible. Un jour, le serrurier lui proposa d'apprendre à braser... et c'est ainsi que Roger se lança dans la réalisation de ses propres cordiers. Au fil du temps, ils étaient de plus en plus travaillés. Grâce au serrurier, il trouva un autre artisan qui lui réalisa des chromes de qualité extraordinaire. Ce même artisan remporta, de par la qualité de son travail pour les cordiers JACOBACCI,  le marché des briquets DUPONT. Bien entendu Roger profita de cette aubaine pour faire plaquer en OR les chevalets de ses plus belles guitares.
   
 
   
Super De Luxe, Star, 12 cordes électrique, Rogands, R2S   Royal, R2   R1, R2, Sacha Distel, Pierre Cullaz
         
   
Studio   Raymond Gimenes, JB   Raymond Gimenes, Sacha Distel
         
       
Sacha Distel        
   
   
   
 

 

  La colle
   
 

Tout comme les pigments, la colle était fabriquée "maison" et il fallait "faire chauffer la colle" pour pouvoir l'utiliser. Cela se faisait sur un vieux réchaud à gaz, dans une casserole où un mélange blanchâtre bouillonnait, régulièrement touillé par Dédé, qui fumait son éternelle clope. C'est un miracle qu'il n'y ait jamais eu d'incendie rue Duris ! Lorsque quelqu‘un demandait ce qui était en train de chauffer, Dédé répondait : « C’est la soupe ! ». Lorsque quelqu’un d’un peu curieux insistait, il finissait par dire « C’est de la colle de poisson des mers du sud ! » et s’il était particulièrement de bonne humeur, il déclarait : « que l’on a péché l’été dernier ! ». Roger gardait son sérieux et il y avait une complicité fabuleuse entre les deux frères. J’avoue que si je ne croyais pas à la partie de pèche dans les mers du sud, je me suis fait piéger par Dédé et j’ai cru à la colle de poisson pendant au moins cinq ans ! En réalité la colle était obtenue avec un mélange de gélatine d’os et de nerf de bœuf. Cette formule est connue de tous les ébénistes qui restaurent les meubles anciens. Elle autorise un collage parfait qui permet néanmoins une certaine souplesse afin d’atténuer les variations climatiques. Cette colle permet également de réparer facilement un instrument, puisqu’il suffit de chauffer pour séparer deux éléments (Les colles de type Araldite employées aujourd’hui rendent les réparations beaucoup plus difficiles et parfois totalement impossible.) Vous savez désormais pourquoi il arrivait quelquefois qu’un sèche–cheveux traîne sur l’établi de la rue Duris! Quand à la vraie colle de poisson conservée dans un bocal, elle s’utilisait à froid et servait à coller les incrustations sur la tête et sur les touches. Elle n’avait pas d’odeur particulière et nécessitait au moins trois jours de serrage pour un collage quasi définitif. 

 

   
 

 

   
 

Pour moi, l'atelier de la rue Duris existe toujours et Dédé est toujours là dans ma tête, avec l'odeur de colle, de vernis et de bois mélangé, la radio à fond et le téléphone qui allume une lampe sur le mur du fond parce qu'il ne sonnait que dans le bureau et que l'on ne pouvait l'entendre dans l'atelier (soit à cause de la radio, soit à cause de la scie)

Je prends quand même soin, quand je suis dans le secteur, d'éviter d'y passer !

   
 
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